« Pas en mon nom » : ce mot d’ordre du mouvement anti-guerre pourrait être repris aujourd’hui pour exprimer le sentiment qu’inspire la stigmatisation de certaines catégories de la population. Ce que l’on appelle « réformes » consiste à purger, redresser, punir, contrôler, assainir, dégraisser. On prétend construire un projet collectif en éliminant ou en neutralisant ceux qui entravent la croissance, et que le marché considère comme improductifs.
En revanche plus personne ne parvient à imaginer qu’on pourrait se donner pour projet collectif d’éliminer la pauvreté, de réduire les inégalités, d’assurer le meilleur avenir possible à la génération qui grandit, de sauvegarder ce qui peut encore l’être de la diversité culturelle et des équilibres écologiques.
L’objectif de la Nation n’est plus de tendre vers la liberté, l’égalité, la fraternité. Il est de « libérer la croissance » qui était en prison quelque part, la pauvre, enfermée par les inutiles et les nuisibles : fonctionnaires, immigrés, etc.
C’est donc la croissance, instance vide, abstraite, qu’on doit libérer, et pour ce faire entraver la liberté et le développement personnel des individus sensibles et souffrants. Le tout au nom d’un amour du concret, du pragmatique. Comment ces instances vides et abstraites peuvent-elles passer pour des réalités plus vivantes que des êtres humains aspirant au bien être ? A coup de chiffres : 3% de croissance, 25 000 expulsions. Derrière ces chiffres à la puissance hypnotique, l’inhumain rôde.
Dernièrement, un rapport de la Cour des Comptes désigne les fautifs du déficit de la sécurité sociale : les médecins de ville, trop payés, qui ont le culot de choisir là où ils veulent exercer et vivre. On menace de les sanctionner s’ils persistent à préférer égoïstement leur confort personnel et familial à une saine gestion de la répartition territoriale des ressources. Que ce ne soit pas en mon nom : en tant que citoyenne ordinaire, peu m’importe que quelques médecins gagnent un peu plus qu’il ne serait raisonnable à côté de tous ceux qui ne comptent pas leurs heures. Je préfère pour cela payer plus d’impôt, que de rompre les rapports de confiance que j’ai avec eux.
La politique de regroupement familial passerait par l’obligation de parler français, gagner plus que le SMIC, et soumettre sa famille à des tests génétiques. Que ce ne soit pas en mon nom : en tant que fille de fille d’immigrés, peu m’importe que certains d’entre eux créent des problèmes dans ce pays, à côté de tous ceux qui comme mes grands parents aspirent à une vie meilleure pour leurs enfants et sont pour tous des figures de courage, de décence, d’humanité. Je préfère pour cela qu’on réduise encore mon salaire, plutôt que d’avoir honte d’être née en France.
Le nombre d’enseignants sera réduit, les postes de titulaires supprimés, remplacés par des contractuels aux salaires négociables, leurs objectifs chiffrés. Que ce ne soit pas en mon nom : en tant qu’ancienne élève, en tant que mère de mes enfants et de tous les enfants, peu m’importe que certains professeurs travaillent un peu moins et moins bien que les autres, à côté de tous ceux qui assument sans le secours de l’État qui les méprise et les désigne au mépris, la transmission des valeurs héritées des Lumières, l’éducation de la génération qui grandit. Je préfère qu’on prenne encore sur mes ressources pour que mes enfants bénéficient de ce dont j’ai bénéficié.
Le nombre de tribunaux serait réduit de moitié, les juges arrogants mis au pas pour éviter leur acharnement à poursuivre les grands patrons. Que ce ne soit pas en mon nom : je respecte et j’admire ceux qui croulent sous la charge de responsabilités sans cesse croissante pour maintenir le respect de quelques principes républicains non négociables.
Je n’adhère plus à ce qui est fait au nom de la volonté générale. Je ne suis plus représentée dans mes aspirations par ceux qui nous gouvernent. Je souffre du fait que les institutions soient transformées en organisations professionnelles productives. Je me sens le témoin de ceux dont les engagements, les actions, et jusqu’à l’existence pour certains, sont niés par le pouvoir en place.