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Le cauchemar de Humboldt. Les réformes de l’enseignement supérieur européen
26 janvier 2009 Lectures
Je suis professeur des universités en Sciences de l'information et de la communication.

Je travaille sur les relations entre nature, savoirs et sociétés, sur la patrimonialisation de l'environnement, sur les discours à propos de sciences, ainsi que sur la communication dans les institutions du savoir et de la culture. Au plan théorique, je me situe à l'articulation du champ de l'ethnologie et de la sémiotique des discours.

Sinon, dans la "vraie vie", je fais aussi plein d'autres choses tout à fait contre productives et pas scientifiques du tout... mais ça, c'est pour la vraie vie !
Igor Babou
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Pour en savoir plus sur les réformes et leurs sou­bas­se­ments idéo­lo­giques, un livre récem­ment paru pour­rait s’avérer un bon compendium :

http://www.liens-socio.org/article.php3 ?id_article=4226

Je copie-colle la cri­tique qui en a été faite sur “Liens socio” :

Le cau­che­mar de Hum­boldt. Les réformes de l’enseignement supé­rieur européen

Un ouvrage sous la direc­tion de Franz Schul­theis, Mar­ta Roca i Esco­da et Paul-Frantz Cou­sin (Rai­sons d’agir, coll. “Cours et Tra­vaux”, 2008, 231 p., 17 €)

Par Igor Martinache

Phi­lo­sophe, lin­guiste diplo­mate et ministre, Wil­helm von Hum­boldt prit éga­le­ment le temps de fon­der, en 1810, l’Université à Ber­lin qui porte aujourd’hui son nom. Son pro­jet est alors vision­naire puisqu’il décide d’y réunir dif­fé­rentes dis­ci­plines afin que pro­fes­seurs et étu­diants de divers hori­zons se confrontent pour mener de cette manière une « libre recherche », affran­chie des sys­tèmes phi­lo­so­phiques et autres pré­ju­gés [1]. Signi­fi­ca­ti­ve­ment, aus­si illustre en Alle­magne que son natu­ra­liste de frère Alexan­der, Hum­boldt est peu connu de ce côté-ci du Rhin. Une lacune que sem­ble­rait devoir com­bler la mise en place d’un « espace euro­péen de l’enseignement supé­rieur », ini­tiée par la « Décla­ra­tion de Bologne » que signent les ministres de l’Éducation de 29 États euro­péens le 19 juin 1999 [2]. Un texte qui mar­quait en fait sur­tout le ral­lie­ment de vingt-cinq de ses res­pon­sables à la volon­té expri­mée un an plus tôt par leurs col­lègues fran­çais, bri­tan­nique, alle­mand et ita­lien dans la « décla­ra­tion de la Sor­bonne » du 25 mai 1998, impul­sé par les seuls ministres [3]. Si cette har­mo­ni­sa­tion des sys­tèmes d’enseignement supé­rieur semble par­tir d’une bonne inten­tion, venant inflé­chir la pente par trop mer­can­tile de la construc­tion euro­péenne et per­mettre enfin l’émergence d’une conscience euro­péenne [4]. Hélas, si elles posent les bases d’une telle Europe de la connais­sance, c’est sur son plus petit déno­mi­na­teur com­mun que les moda­li­tés de cette mise en œuvre de cette décla­ra­tion se sont appuyées, à savoir la culture gestionnaire.

Telle est donc la démons­tra­tion des dif­fé­rents contri­bu­teurs de cet ouvrage, issu du col­loque « Les sys­tèmes d’enseignement natio­naux et les caté­go­ries natio­nales de pen­sée » orga­ni­sé par le réseau ESSE (pour un réseau des sciences sociales euro­péennes) à Cop­pet (Suisse) en 2004, mais auquel les réformes actuel­le­ment en cours dans les uni­ver­si­tés fran­çaises viennent ‑mal­heu­reu­se­ment- redon­ner une actua­li­té brû­lante. La mar­chan­di­sa­tion de l’enseignement supé­rieur dont il est ques­tion passe ain­si par une uni­for­mi­sa­tion ges­tion­naire des cur­sus, qui, fai­sant fi des spé­ci­fi­ci­tés dis­ci­pli­naires, lar­ge­ment ins­pi­rée des pré­co­ni­sa­tions de l’OCDE (orga­ni­sa­tion pour la coopé­ra­tion éco­no­mique et le déve­lop­pe­ment) pour l’invention d’une « pres­ta­tion de ser­vice édu­ca­tif » uni­forme. Celle-ci passe ain­si par la mise en œuvre d’instruments a prio­ri neutres — illu­sion savam­ment com­prise et entre­te­nue par les diri­geants contem­po­rains [5] — tels que la tri­par­ti­tion des par­cours en 3, 5 ou 8 ans (le fameux « LMD » (Licence-Mas­ter-Doc­to­rat) dans la ter­mi­no­lo­gie fran­çaise) au détri­ment des diplômes inter­mé­diaires, la modu­la­ri­sa­tion de l’enseignement allant de pair avec la mise en place du sys­tème de « cré­dits » trans­fé­rables (les ECTS — Euro­pean Cre­dits Trans­fer Sys­tem) entre éta­blis­se­ments euro­péens, favo­ri­sant a prio­ri la mobi­li­té des étu­diants ‑mais pas n’importe lesquels‑, mais sur­tout rédui­sant la valeur des ensei­gne­ments à leur seule mesure horaire. C’est sur­tout l’autonomisation accrue des éta­blis­se­ments, encou­ra­ger à quê­ter leurs propres res­sources à tra­vers la mise en place de chaires spon­so­ri­sées par des entre­prises pri­vées, ou la mise en place de frais d’inscription — quand elle n’était pas encore mise en œuvre- de plus en plus éle­vés, avec la pri­va­ti­sa­tion pure et simple en ligne de mire. Bref, bien plus qu’une simple har­mo­ni­sa­tion des conte­nus d’enseignement, c’est bien un « pro­jet de grande enver­gure visant à trans­for­mer les condi­tions de pro­duc­tion et de dif­fu­sion du tra­vail intel­lec­tuel » qui est ain­si des­si­né depuis « Bologne », avec la réduc­tion de l’éducation supé­rieure à un ser­vice stan­dar­di­sé de for­ma­tion assu­ré par des uni­ver­si­tés mues en entre­prises com­pé­ti­tives pilo­tées par de véri­tables mana­gers ini­tiant pro­jet après pro­jet et visant bien davan­tage à assu­rer la « pro­fes­sion­na­li­sa­tion » des étu­diants qu’à culti­ver leur esprit cri­tique, ain­si que le montre bien San­drine Gar­cia dans sa contri­bu­tion. « La réduc­tion de la durée moyenne des études sous le régime du bache­lor [la nou­velle « Licence » fran­çaise] s’accompagne d’un ren­for­ce­ment du carac­tère sco­laire de l’apprentissage et d’un abais­se­ment du niveau des connais­sances et des com­pé­tences scien­ti­fiques pour la majo­ri­té des étu­diants […] Le prix à payer sera, en dehors des nou­velles inéga­li­tés sociales en matière d’accès aux biens cultu­rels, du côté de la capa­ci­té de réflexion cri­tique auto­nome et des com­pé­tences scien­ti­fiques « moyennes » » résument en intro­duc­tion Franz Schul­theis, Mar­ta Roca i Esco­da et Paul-Frantz Cousin.

Le modèle plus ou moins avoué est ain­si le sys­tème uni­ver­si­taire éta­su­nien, bros­sé ici à grands traits par Rick Fan­ta­sia dans un article ini­tia­le­ment publié dans Le Monde diplo­ma­tique [6] qui pointe les inéga­li­tés extrêmes ‑dans l’accès à cet ensei­gne­ment et entre uni­ver­si­tés- et le rôle pri­mor­dial de l’hérédité et du capi­tal social — fac­teurs qui favo­risent même l’accès des proches des anciens élèves — éga­le­ment géné­reux dona­teurs- de manière ins­ti­tu­tion­na­li­sée sans que cela ne crée d’émoi. Chris­tian de Mont­li­bert vient lui pour sa part décons­truire les dis­cours plai­dant pour cette (contre-)réforme euro­péenne d’une manière que ne désa­voue­rait sans doute pas Albert Hir­sch­man [7], tan­dis que Felix Kel­ler pro­pose lui une ana­lyse des habi­tus des « nou­veaux nomades » ain­si pro­mus par ce sys­tème en ges­ta­tion : les res­pon­sables ins­ti­tu­tion­nels, mais aus­si les étu­diants, dont l’appartenance dis­ci­pli­naire des plus mobiles indique non seule­ment une cer­taine proxi­mi­té avec le « monde de l’entreprise » (com­merce, com­mu­ni­ca­tion,…), et le choix des des­ti­na­tions favo­rites une curieuse ana­lo­gie avec celui des…touristes !

La deuxième par­tie de l’ouvrage est consa­crée à l’examen de quelques cas natio­naux. Charles Sou­lié décrit ain­si le cas hexa­go­nal en met­tant en évi­dence la « mon­tée d’un esprit ges­tion­naire » qui res­sort du conflit entre « facul­tés » dis­ci­pli­naires. Tan­dis que les plus éloi­gnés du nou­vel esprit du capi­ta­lisme tendent, par leurs étu­diants comme leurs ensei­gnants, à mani­fes­ter leur oppo­si­tion au pro­ces­sus de Bologne, celui-ci est au contraire sou­te­nu par les membres dis­ci­plines proches de la ges­tion qui per­çoivent plus ou moins consciem­ment les rétri­bu­tions que leur pro­met la trans­for­ma­tion des uni­ver­si­tés en « busi­ness schools de masse », ain­si que le pré­fi­gure la manière dont la ges­tion pha­go­cyte d’ores et déjà l’économie dans les uni­ver­si­tés les plus « domi­nées » du sys­tème. Mais remarque-t-il, la socio­lo­gie joue éga­le­ment un rôle ambi­gu dans ce pro­ces­sus, incar­nant un véri­table « che­val de Troie » comme l’avait déjà noté Pierre Bour­dieu, lorsqu’à sa ver­sion « auto­nome » est pri­vi­lé­giée une concep­tion essen­tiel­le­ment uti­li­taire consis­tant à mettre ses méthodes au ser­vice de la demande com­mer­ciale ou poli­tique [8]… Les rap­ports de force ins­ti­tu­tion­nels sont éga­le­ment au coeur de l’analyse de Stuart Woolf, s’agissant cepen­dant cette fois de l’Italie. La mise en oeuvre du pro­ces­sus de Bologne per­met cepen­dant de mettre à jour un cer­tain nombre des contra­dic­tions et autres logiques « clien­té­listes » déjà pré­sentes dans le sys­tème uni­ver­si­taire, qui appe­laient ain­si sans doute à une réforme, quoique pré­fé­ra­ble­ment dif­fé­rente. Ce sont d’autres contra­dic­tions que vient éga­le­ment exa­cer­ber cette réforme en Alle­magne comme le montre Ulf Wug­ge­nig, venant ravi­ver un éli­tisme jusque-là conte­nu et incar­né par le sys­tème dual entre uni­ver­si­tés tra­di­tion­nelles et Fach­hoch­schu­len, non sans sus­ci­ter des oppo­si­tions viru­lentes. Ce n’est pas l’étude d’un cas natio­nal, mais celui d’un domaine dis­ci­pli­naire qui referme l’ouvrage : celui des études lit­té­raires, qu’analyse Paul Aron. En com­pa­rant som­mai­re­ment les cur­sus la lit­té­ra­ture fran­co­phone dans dif­fé­rents pays, il pose un cer­tain nombre de ques­tions inté­res­santes quant à la struc­tu­ra­tion de leur for­ma­tion, mais aus­si l’« uti­li­té sociale » de la recherche en la matière — que nombre d’agents exté­rieurs semblent avoir bien des dif­fi­cul­tés à percevoir.

Ces dif­fé­rentes contri­bu­tions per­mettent ain­si de resi­tuer les actuelles réformes de l’enseignement supé­rieur fran­çais dans le cadre plus géné­ral du pro­ces­sus de Bologne. A l’instar de la « stra­té­gie de Lis­bonne » [9], celui-ci est aus­si mécon­nu du public qu’il ne se situe au cœur de trans­for­ma­tions poli­tiques pro­fondes. Comme ce der­nier éga­le­ment, il vient pla­cer la logique ges­tion­naire au centre de sphères qui devraient lui être étran­gères. Le bench­mar­king, cette « co-opé­ti­tion » [10], sans fin — parce que sans objec­tif (que rem­place la com­pa­rai­son per­ma­nente). « L’ « esprit de Bologne » est bien moins géné­reux que le texte de la décla­ra­tion le laisse croire », aver­tit ain­si Yves Win­kin en conclu­sion, rajou­tant de manière pro­phé­tique qu’ « entre les étu­diants [alors] en grève et les pré­si­dents d’université, les plus naïfs ne sont pas ceux qu’on pense ». A lire la récente lettre ouverte au pré­sident de la Répu­blique fran­çaise de la Confé­rence des pré­si­dents d’université [11], on se dit effec­ti­ve­ment que ces der­niers auraient été bien ins­pi­ré de faire un tour au col­loque de Cop­pet il y a presque cinq ans maintenant…”

[1] Ce qui n’est pas sans faire écho au pre­mier « com­man­de­ment » du socio­logue énon­cé par Dur­kheim : « il faut écar­ter sys­té­ma­ti­que­ment toutes les pré­no­tions » (Les règles de la méthode socio­lo­gique, Paris, PUF, 2007 [1895], p.31)

[2] Dis­po­nible en ligne sur le site d’échanges de point de vue « Lima­do » de l’école supé­rieure d’architecture de la Villette

[3] Éga­le­ment dis­po­nible en ligne sur le même site

[4] Confor­mé­ment à la thèse déve­lop­pée par Ernest Gell­ner dans Nations et natio­na­lisme (Paris, Payot, 1989) selon laquelle l’édification de l’Etat-nation repose moins sur la mono­po­li­sa­tion de la vio­lence légi­time que sur celle de l’éducation

[5] Cf Pierre Las­coumes et Patrick Le Galès, Gou­ver­ner par les ins­tru­ments, Paris, Presses de Sciences-Po, 2004

[6] En novembre 2004

[7] Cf Deux siècles de rhé­to­riques réac­tion­naire, Paris, Fayard, 1991

[8] Et que l’on appelle déjà « mar­ke­ting » dans les écoles de gestion

[9] Cf Isa­belle Bru­no, A vos marques, prêts… cher­chez ! La stra­té­gie euro­péenne de Lis­bonne, vers un mar­ché de la recherche, Bel­le­combe-en-Bauges, édi­tions du Cro­quant, 2008, dont une recen­sion est dis­po­nible à ce lien

[10] Néo­lo­gisme for­gé au niveau com­mu­nau­taire pour dési­gner un état simul­ta­né de col­la­bo­ra­tion et de com­pé­ti­tion à toutes les échelles de l’Union : de l’UE vis-à-vis du reste du monde, entre pays membres, entre ins­ti­tu­tions de ces pays membres, entre com­po­santes de ces ins­ti­tu­tions, et fina­le­ment entre tous les citoyens-indi­vi­dus… — « Nous devons en par­ti­cu­lier recher­cher une meilleure com­pé­ti­ti­vi­té du sys­tème euro­péen d’enseignement euro­péen » indiquent ain­si les auteurs de la « décla­ra­tion de Bologne »

[11] En date du 5 jan­vier 2008 et consul­table en ligne sur le site du quo­ti­dien L’Humanité”

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"4" Comments
  1. J’a­dore. J’a­dore, les rac­cour­cis ful­gu­rants (pro­ces­sus de Bologne = auto­no­mi­sa­tion, chaires spon­so­ri­sées = privatisation). 

    Car bien évi­de­ment, Europe = Grand Satan Méga-Ultra-Libé­ral. Il est donc tota­le­ment inutile de lire les textes officiels
    — Conven­tion sur la recon­nais­sance des qua­li­fi­ca­tions rela­tives à l’en­sei­gne­ment supé­rieur dans la région euro­péenne (Lis­bonne)
    — Décrets n° 2002–481 MENS0200156D et 2002–482 MENS0200157D.
    Qui ne font nulle men­tion d’au­to­no­mi­sa­tion ou de chaires sponsorisées.

    Ces rac­cour­cis arrivent à dépas­ser tout enten­de­ment, il dépasse même la vitesse de la lumière car leur conte­nu infor­ma­tion­nel est nul.

  2. Je ne vois pas ce qu’il y a de “rac­cour­ci” dans le constat que nous avons été nom­breux à faire depuis 2003 (en ce qui concerne l’u­ni­ver­si­té) et depuis bien plus tôt d’une manière géné­rale : la volon­té de mar­chan­di­sa­tion appli­quée de manière auto­ri­taire, sans concer­ta­tion, aux divers champs du savoir, de la culture et de la san­té. Oui,le pro­ces­sus de Bologne a conduit à des modi­fi­ca­tions majeures dans notre tra­vail, quoi que pré­tendent cer­tains textes, et oui, on voit bien que l’ho­ri­zon qui se pro­file est celui — émi­nem­ment libé­ral et auto­ri­taire, d’un libé­ra­lisme à la fran­çaise, bureau­cra­tique et cen­tra­li­sa­teur — d’une perte totale d’au­to­no­mie des éta­blis­se­ments uni­ver­si­taires et des cher­cheurs vis à vis du pou­voir poli­tique et du mar­ché. Oui, comme divers his­to­riens des sciences le constatent (lisez au moins les ouvrages et articles de Domi­nique Pestre), il y a un chan­ge­ment de régime des savoirs qui sont aujourd’­hui en voie de pri­va­ti­sa­tion par la sphère mar­chande. Et oui cent fois oui, ce pro­ces­sus, s’il n’est pas sata­nique, n’est tou­te­fois en rien démo­cra­tique : il s’im­pose aux peuples à qui on refuse le droit de dire “NON” à une Europe mar­chande (quitte à s’as­soir sur leur vote, ou à les faire revo­ter jus­qu’à ce qu’ils votent “oui”), et il s’im­pose aux uni­ver­si­taires avec la bru­ta­li­té des réformes que nous subis­sons depuis des années. Dans ce sens, l’Eu­rope n’est en effet pas “sata­nique” : elle est juste bar­bare. Elle a la bar­ba­rie de la pen­sée éco­no­miste, même pas celle de la pen­sée éco­no­mique (ce serait lui faire encore trop d’hon­neur !). Elle a la bar­ba­rie d’une bureau­cra­tie tota­li­taire qui dénie aux acteurs (cher­cheurs, uni­ver­si­taires, per­son­nels admi­nis­tra­tifs, étu­diants, etc.) le simple droit d’a­voir un avis contraire à celui des bureau­crates libé­raux qui sont en train de trans­for­mer notre socié­té en camp de tra­vail, car ils ne pensent les rap­ports humains que dans le cadre de l’i­déo­lo­gie de la concur­rence, avec son sem­pi­ter­nel ava­tar de l’ “excel­lence” et de “l’é­va­lua­tion”.

    Oui, je n’ai pas peur de dire avec les cen­taines de mil­liers de per­sonnes qui défilent depuis des semaines dans la rue : je ne veux pas de cette socié­té là, et je me bat­trai contre.

  3. quoi que pré­tendent cer­tains textes” j’a­dore. La loi n’existe donc plus ? Notre socié­té n’a plus de règles ?

    Se battre contre des mou­lins à vents n’ap­porte que tris­tesse et solitude.

    Je pré­fère lar­ge­ment fus­ti­ger les points objec­tifs et inac­cep­tables. Exemple : pro­jet de décret n°84–431
    ” Le pré­sident […] arrête les déci­sions indi­vi­duelles d’at­tri­bu­tion de ser­vice des ensei­gnants chercheurs”
    Un seule per­sonne qui décide de tout le ser­vice d’un fonc­tion­naire = dan­ger d’ar­bi­traire inacceptable.

  4. Le pro­blème, quand on réflé­chit et qu’on observe le tra­vail en géné­ral, et le tra­vail scien­ti­fique en par­ti­cu­lier, c’est qu’il y a la loi d’un côté, et les pra­tiques induites par les acteurs et les idéo­lo­gies de l’autre. 

    Ce que dit la loi, pour le moment, ce n’est pas “l’u­ni­ver­si­té est pri­va­ti­sée”, en effet. Mais ce que réa­lisent nombre de pra­tiques induites par l’Eu­rope, c’est la pri­va­ti­sa­tion dans les faits et dans les actes, dans les ins­ti­tu­tions et dans leurs moda­li­tés de fonc­tion­ne­ment, de l’université.

    Cette pri­va­ti­sa­tion — au sens éco­no­mique mais aus­si au sens épis­té­mo­lo­gique d’une “pri­va­tion de débat” — est ram­pante et ne passe pas seule­ment par la loi, mais par l’en­semble des cadres idéo­lo­giques impo­sés par un cer­tain nombre d’ac­teurs “exo­gènes” aux valeurs de l’u­ni­ver­si­té qu’on a vu appa­raître au sein de l’u­ni­ver­si­té depuis pas mal d’an­nées. Ces acteurs “exo­gènes”, ce sont la myriade de bureau­crates, de ges­tion­naires (saviez vous qu’il exis­tait des “sciences de ges­tion ? Quelle rigo­lade !), de comp­tables, de petits chefs, kapos du libé­ra­lisme uni­ver­si­taire, déla­teurs zélés, éva­lua­teurs et com­mu­ni­cants en tous genres, inca­pables d’a­voir la moindre idée claire mais pré­ten­dant dic­ter leur ratio­na­li­té aux cher­cheurs que nous sommes, direc­teurs d’é­ta­blis­se­ments, pré­si­dents d’u­ni­ver­si­té aux ordres des pou­voirs (il ne s’a­gitent que lorsque leurs inté­rêts immé­diats sont mena­cés, comme en ce moment).

    L’u­ni­ver­si­té a été peu à peu colo­ni­sée par cette bureau­cra­tie enva­his­sante qui n’a de cesse de nous mettre, petit à petit, insi­dieu­se­ment, comme sous la forme des méta­stases can­cé­reuses emplis­sant un corps aupa­ra­vant à peu près sain, sous la coupe réglée des poli­tiques et du marché.

    L’ar­bi­traire poten­tiel des pré­si­dents d’u­ni­ver­si­té ne serait rien sans la modi­fi­ca­tion de la struc­ture des conseils d’ad­mi­nis­tra­tion avec la pos­si­bi­li­té, pour des élus et des pseu­do “repré­sen­tants de la socié­té civile” (enten­dez : chefs d’en­tre­prise, et sur­tout pas syn­di­ca­listes, ni asso­cia­tifs ni même simples citoyens), de sié­ger dans ces conseils sans même avoir un jour pas­sé de diplôme.

    Et ces conseils et la sphère bureau­cra­tique direc­to­riale ne seraient rien en eux mêmes sans l’ap­pui de tous les petits bureau­crates — obs­curs et sans grades du pou­voir avec un petit “p” — qui régentent au quo­ti­dien la moindre de nos actions : de la comp­ta­bi­li­té ana­ly­tique que nous devons gérer nous mêmes, aux mes­qui­ne­ries inces­santes pour se faire rem­bour­ser un billet de train ou un café offert à un col­lègue uni­ver­si­taire en visite, en pas­sant par les for­mu­laires sté­réo­ty­pés de réponse aux appels d’offre et à la chaine inhu­maine (car n’é­tant peu­plée que de machines, d’in­ter­faces web) qui se sub­sti­tue à l’é­va­lua­tion par les pairs au nom de la sacro sainte quan­ti­fi­ca­tion” de l’é­va­lua­tion par les “impairs” : ceux que nous ne recon­nais­sons pas comme légi­times pour juger de notre tra­vail, et encore moins pour le réfor­mer : Pecresse n’a même pas l’é­qui­valent d’un DEA, et elle est loin d’être la seule “impaire” du minis­tère à pré­tendre légi­fé­rer sur la recherche.

    On n’en fini­rait plus de lis­ter les lieux et les dis­po­si­tifs de coer­ci­tion quo­ti­diens qui font que, même sans texte de loi impo­sant la pri­va­ti­sa­tion expli­cite de notre tra­vail, ce der­nier est sans arrêt dévié du ser­vice au béné­fice de l’in­té­rêt géné­ral (celui de la “Science” avec un grand “S”, et pas de la tech­nique de pro­duc­tion d’in­no­va­tion au ser­vice de l’emploi ou du mar­ché) pour lequel nous avons, pour un cer­tain nombre d’entre nous, pas­sé une thèse, des concours, et accep­té de tra­vailler pour des salaires de misère en dépit de nos fameux bac + 10.

    De toute manière, ce qui compte c’est la manière auto­ri­taire dont l’Eu­rope éco­no­mique, à tra­vers ses clas­se­ments, ses cri­tères absurdes, et ses pra­tiques bureau­cra­tiques s’est impo­sée de manière non débat­tue au sein des éta­blis­se­ments. Indis­ci­pline est né dans la lutte contre le LMD, en 2003 : déjà à cette époque, Joëlle Le Marec et moi même annon­cions ce qui allait se pas­ser, et le pré­sent nous donne — hélas ! — ample­ment rai­son alors qu’à l’é­poque, les col­lègues refu­saient d’i­ma­gi­ner qu’on pour­rait aller jus­qu’à perdre notre sta­tut de fonc­tion­naire, ce qui, au delà de la rup­ture pro­fes­sion­nelle que ça impose dans un cadre de pen­sée cor­po­ra­tiste, en dit tout de même long sur la pen­sée qui anime les libé­raux : reve­nir ain­si sur des siècles d’his­toire, ne peut être que le signe d’une haine vis­cé­rale du savoir en ce qu’il a de cri­tique. Nous avions rai­son d’être pes­si­mistes en 2003, et je crois sin­cè­re­ment qu’au­jourd’­hui encore, Indis­ci­pline ne se trompe pas.

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