Je viens d’écrire un courrier à Médecins du Monde.
Comme beaucoup je fais mes versements annuels à quantité d’organismes qui transmettent mes coordonnées à des dizaines d’autres : la pile d’envois postaux (papiers bariolés, enveloppes renflées) envahit la boite aux lettres, la messagerie explose, le téléphone sonne…Plus il y en a plus il y en a. J’essaie de ne rien penser de ce bruit de fond permanent, je donne malgré tout, il y a des besoins réels. Dernièrement à la station Saint-Michel, les immenses affiches de campagne de Médecins du Monde m’ont scotchée : le dégoût a fini par s’infiltrer sous l’armure de l’habituelle indulgence pour le marketing des ONG. Et la colère.
Je leur ai donc écrit.
“Médecins du Monde”, je vous soutiens activement depuis de nombreuses années.
Je vous écris pour vous exprimer ma surprise, et mon inquiétude, en découvrant la campagne de culpabilisation qui s’affiche aujourd’hui dans le métro parisien. Je le fais en tant que donatrice habituelle et en tant que chercheuse en sciences de la communication travaillant depuis longtemps sur le public et le lien aux institutions.
Cette campagne est scandaleuse. On y lit que 20% (ou 21 ou 23 % des personnes sollicitées selon l’affiche et la photo) ne pourront pas aider cette petite fille, ces enfants ce malheureux, cette victime (grande photo choc à l’arrière plan avec la petite fille ou les enfants ou la victime qui posent dans des conditions totalement tragiques : dénuement, ruines, noirceur, misère) parce qu’ils sont au téléphone, ou qu’ils ont une réunion dans 5 minutes, ou que le métro arrive.
La campagne est juste ignoble, pour toutes les parties concernées.
Quels sont ces 20 (ou 21 ou 23 %) de refus qui sont dénoncés comme étant le résultat d’une lâcheté déguisée en excuse (manque de temps etc.)?
Oui : des personnes que vous contactez par téléphone peuvent vous éconduire, ça m’arrive, puisque je reçois désormais plusieurs coups de fil par jour de toutes sortes d’organismes qui ont revendu leurs fichiers les uns aux autres, utilisent strictement tous les mêmes techniques de marketing (banques, ONG, etc.). Ces personnes, je peux l’imaginer, donnent le type de raison polie qui fait garder la face à tout le monde. Des ethnologues et des psychologues ont travaillé depuis longtemps sur ces situations. Des manières ordinaires de se dégager de situations de communications subies, sont ici affichées et spectaculairement reliées à l’image d’un individu souffrant : ces personnes qui se défilent laissent cet enfant, cette victime, à leur misère.
Or, ces réactions n’ont strictement rien à voir avec la petite fille ou la victime à l’arrière plan de l’affiche. Les personnes sollicitées, par téléphone par exemple, n’ont aucun contact avec les victimes photographiées mais elles en ont un, direct, avec un agent salarié ou vacataire recruté par un service spécialisé de l’organisme. Donc : si les ONG font exactement le même type de démarchage avec exactement les mêmes stratégies de marketing que n’importe quelle entreprise, pourquoi voudraient-elles en plus que le sollicité réagisse de manière différenciée et fasse soudain abstraction des médiations marketing et communication pour se sentir relié directement à la victime ? Nous savons vaguement que pour les marketeurs, “Médecins du monde” n’est pas un groupe de médecins qui s’occupent des souffrants, mais une marque, gérée par des personnes qui collectent de l’argent mais qui ne voient jamais le travail de ces fameux médecins.
Non les personnes ne refusent pas d’aider cette petite fille ou cet homme car ce n’est pas l’enjeu du coup de fil avec les sous-traitants travaillant indifféremment pour tout type de marque. Présenter les choses ainsi est faux. Vous contribuez ce faisant à un état de mensonge sur les liens sociaux. Vous cédez à la tentation commune aux politiques professionnels et aux professionnels de la communication : se désolidariser d’une population jugée toujours défaillante, égoïste, indifférente, jamais assez travailleuse, jamais assez consommatrice, jamais assez donatrice, jamais assez solidaire, jamais assez sensible à l’injonction.
Dernière chose : les personnes photographiées pour votre campagne : qui sont-elles, savent-elles où elles sont ainsi exposées ? Comment se sont déroulées les réunions pour les choisir? Dans quels, bureaux avec quels consultants payés pour choisir celle qui culpabilisera le plus le destinataire ?
Je pense que vous faites erreur avec cette campagne qui m’inspire du dégoût. Je travaille sur la confiance ordinaire, je pourrais travailler sur le mépris professionnel, à partir de votre campagne.
Les ONG ont au départ un objectif humanitaire. Et progressivement, au fur et à mesure que ces orgas se professionnalisent, la part non strictement humanitaire de leur budget enfle…
Quant à l’impudeur des marquetteurs et des pubards, ce n’est pas un scoop !