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L’évaluation de la recherche et des universitaires : quelques réponses à la désinformation gouvernementale et aux idées de sens commun
3 février 2009 Critiques
Je suis professeur des universités en Sciences de l'information et de la communication.

Je travaille sur les relations entre nature, savoirs et sociétés, sur la patrimonialisation de l'environnement, sur les discours à propos de sciences, ainsi que sur la communication dans les institutions du savoir et de la culture. Au plan théorique, je me situe à l'articulation du champ de l'ethnologie et de la sémiotique des discours.

Sinon, dans la "vraie vie", je fais aussi plein d'autres choses tout à fait contre productives et pas scientifiques du tout... mais ça, c'est pour la vraie vie !
Igor Babou
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S’appuyant sur les men­songes pro­pa­gés par les tutelles gou­ver­ne­men­tales, une vague de cri­tique de la siné­cure uni­ver­si­taire enfle de blogs en forums : les uni­ver­si­taires et les cher­cheurs — quel scan­dale Mme Michu ! – ne seraient pas éva­lués ! On nous cache des choses, et que fait-on de nos impôts, je vous l’demande ?

Contre cette dés­in­for­ma­tion, et contre les pré­ju­gés et autres idées fausses qui cir­culent en ce moment, voi­ci une mise au point rap­pe­lant quelques don­nées de base sur l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supé­rieur. Car il est faux, archi-faux, de dire que la recherche ne serait pas éva­luée : elle l’est en permanence.

Voi­là, sché­ma­ti­que­ment, à quoi res­semble le par­cours typique d’un universitaire :

escalier-livresD’abord, il y a la for­ma­tion ini­tiale : de la licence au Mas­ter 2. A chaque étape, il s’agit d’une for­ma­tion à la recherche par la recherche. Du moins, en ce qui concerne les for­ma­tions que je dirige, et qui sont orien­tées vers les pro­fes­sions de la recherche. Ensuite, vous êtes admis en thèse, sur la base d’un pro­jet, géné­ra­le­ment défi­nit dans votre Mas­ter 2. C’est une com­mis­sion qui valide cette ins­crip­tion : elle ne se fait pas sur la seule fan­tai­sie du doc­to­rant et de son direc­teur de thèse. Ensuite, vous menez des tra­vaux de recherche durant 3 à 6 ans, voire plus par­fois en SHS. Chaque année vous devez four­nir un dos­sier pour deman­der, à une com­mis­sion et à votre direc­teur de thèse, une réins­crip­tion. Enfin, vous arri­vez à la fin de ce pre­mier par­cours, et si vous vous esti­mez capable de sou­te­nir votre thèse, vous en deman­dez l’autorisation à votre direc­teur de thèse. Celui ci vous dit oui ou non, mais s’il vous dit oui, il doit avant tout le signa­ler au direc­teur de l’École Doc­to­rale qui contrôle la léga­li­té for­melle de la pro­cé­dure, qui doit être publique.

Je passe les détails, mais avant la consti­tu­tion d’un jury, on envoie votre docu­ment à deux rap­por­teurs, qui sont spé­cia­listes du domaine que vous trai­tez, et qui éva­luent votre dos­sier (publi­ca­tions, for­ma­tion, par­ti­ci­pa­tion à la vie de la com­mu­nau­té, res­pon­sa­bi­li­tés) et votre thèse. Ces deux rap­por­teurs écrivent un rap­port argu­men­té qui auto­rise, ou pas, la sou­te­nance et qui sert d’argumentation préa­lable pour le doc­to­rant et son direc­teur, ain­si que pour le pré­sident du jury.

soutenanceLe jour de la thèse arrive, et on a consti­tué un jury de spé­cia­listes recon­nus du domaine, entre 4 et 6 per­sonnes en géné­ral, devant qui vous devez plan­cher un temps variable selon les dis­ci­plines, en expo­sant vos résul­tats. Cette sou­te­nance est publique : il est inter­dit, léga­le­ment, à de rares excep­tions près (thèse por­tant sur des sujets mili­taires ou bre­vets indus­triels pri­vés) de faire une sou­te­nance non publique. Cela per­met au citoyen lamb­da (et sur­tout à des uni­ver­si­taires qui ne seraient pas dans le jury) d’accéder à l’exposer de la thèse et éven­tuel­le­ment de dénon­cer des pom­pages. Bref, vous sou­te­nez et une dis­cus­sion s’en suit, de plu­sieurs heures. On cri­tique vos argu­ments, votre méthode, vos réfé­rences théo­riques, etc. On vous pousse publi­que­ment dans vos retran­che­ment : c’est un rituel fan­tas­tique d’accession non pas à un “poste”, mais à la pos­si­bi­li­té d’argumenter ration­nel­le­ment avec des pairs au nom de la véri­té sur un domaine cir­cons­crit du réel. Ensuite, vous quit­tez la table, et le jury se retire pour déli­bé­rer, par­fois de manière contra­dic­toire : cer­tains sont content de la pres­ta­tion et du texte, d’autres en désac­cord, etc. Le jury vote, et si tout se passe bien, il vous délivre un titre de Doc­teur de l’université, avec un cer­tain nombre de modu­la­tions (en gros, des men­tions) et un docu­ment écrit qui syn­thé­tise votre sou­te­nance et qui vous suit dans votre dossier.

Cela n’était que la pre­mière étape de l’évaluation. Vient ensuite la pro­mul­ga­tion de postes par le minis­tère, au bul­le­tin offi­ciel (cha­cun peut y accé­der, c’est public). Là, il s’agit d’un concours natio­nal. Du moins, c’était le cas avant la réforme… Plu­sieurs can­di­dats se pré­sentent devant une com­mis­sion (il faut en par­ler au pas­sé, la réforme a tout chan­gé) com­po­sée de spé­cia­listes de diverses dis­ci­plines (s’il s’agit d’un petit éta­blis­se­ment) ou de spé­cia­listes de votre dis­ci­pline (s’il y en a assez dans l’établissement où vous pos­tu­lez). Ces gens étaient pour par­tie élus, et pour par­tie nom­més, et sié­geaient durant plu­sieurs années ce qui leur per­met­tait de voir pas­ser dif­fé­rents dos­siers et de gar­der une mémoire des can­di­da­tures. Bref, vous pas­sez un oral devant ces spé­cia­listes, après qu’ils aient éva­lué votre dos­sier (thèse, rap­port de thèse, publi­ca­tions, etc.). L’oral per­met de véri­fier qu’en plus de vos com­pé­tences, vous avez la capa­ci­té à com­prendre la logique (péda­go­gique et de recherche) de l’établissement dans lequel vous sou­hai­tez tra­vailler. Il y avait alors un clas­se­ment des dos­siers et des can­di­dats en fonc­tion de l’évaluation réa­li­sée par cette com­mis­sion. Ensuite seule­ment, quand vous aviez été élu, vous étiez nom­mé par le minis­tère sur un poste de maître de confé­rences. Et vous déma­riez alors le salaire miri­fique de… 2 068,85 €

Je mets au défi qui­conque de me trou­ver, dans le pri­vé ou ailleurs, un sys­tème d’évaluation aus­si dif­fi­cile et un par­cours aus­si régu­liè­re­ment éva­lué que celui que je viens de présenter.

Ce sys­tème d’évaluation et de recru­te­ment fonc­tion­nait avec quelques ratés : les com­mis­sions de spé­cia­li­tés étaient sou­vent cri­ti­quées, mais le diag­nos­tic de leur fonc­tion­ne­ment, à mon sens, n’a jamais fait consen­sus dans la com­mu­nau­té. J’ai sié­gé dans plu­sieurs de ces com­mis­sions de recru­te­ment durant des années, sans consta­ter de gros pro­blèmes. J’ai peut-être eu de la chance, mais je pense sur­tout qu’un sys­tème aus­si exi­geant en termes d’évaluation des cher­cheurs était une garan­tie, même si aucun sys­tème n’est par­fait. Le nou­veau ne tar­de­ra pas, j’en suis cer­tain, à mon­trer des failles pires que le pré­cé­dent : il a en effet été créé pour réduire le contrôle par les pairs et don­ner plus de pou­voir au direc­teur de l’établissement, ce qui est une régression.

Ensuite, car ce n’est pas fini, vous entrez dans la “car­rière” : maître de confé­rences, donc. L’évaluation est, là encore, pré­sente en per­ma­nence. A tra­vers les publi­ca­tions, bien enten­du. Quand tout marche bien, chaque “papier” est lu par deux experts, sou­vent inter­na­tio­naux, dans une pro­cé­dure dite “en double aveugle” : vous four­nis­sez un texte sans votre nom à des gens que vous ne connais­sez pas, mais qui ont été sélec­tion­nés par la revue parce qu’ils sont spé­cia­listes de votre sujet. Ils éva­luent alors votre tra­vail, et vous êtes auto­ri­sé ou non à publier. J’ai réa­li­sé des exper­tises de ce type, et je m’y sou­mets régu­liè­re­ment : c’est pas­sion­nant. Là encore, comme tout sys­tème humain, ça fonc­tionne plus ou moins bien, mais même des machines peuvent dys­fonc­tion­ner. Alors, ima­gi­nez, quand il s’agit d’évaluer la recherche ! Les vrais col­loques (j’en ai co-diri­gé un) mettent en place le même type d’évaluation, tant pour vous auto­ri­ser à vous expri­mer publi­que­ment, qu’après coup pour publier les actes.

Dans d’autres cas, l’évaluation repose plus sur de la coop­ta­tion par des col­lègues qui vous demandent un texte pour une revue, parce qu’ils savent que vous bos­sez sur tel thème, et que vous êtes bon, et ce n’est pas infa­mant comme mode d’évaluation. De toute manière, dans les deux cas (double aveugle et coop­ta­tion), il y a géné­ra­le­ment des allers-retours entre la revue et vous avec des demandes de cor­rec­tion : l’évaluation est donc conti­nue, et touche y com­pris votre mode d’écriture, dans ce qu’il y a par­fois de plus “intime”. Là encore, quand c’est bien géré, c’est passionnant.

Autre pro­ces­sus d’évaluation : les pro­jets de recherche. C’est plus com­pli­qué à décrire, car il y a une grande diver­si­té de situa­tions. Mais disons qu’avant d’être finan­cé par l’État, une pro­po­si­tion de recherche, géné­ra­le­ment éma­nant d’une équipe (labo­ra­toire recon­nu ou regrou­pe­ment de cher­cheurs et/ou de labo­ra­toire recon­nus, pré­sence ou non de doc­to­rants, etc.), des spé­cia­listes du domaine exa­minent les pro­po­si­tions et font des recom­man­da­tions, suite à quoi si votre pro­jet tient la route il peut y avoir une série d’allers-retours avec les experts qui demandent des pré­ci­sions, etc. Là encore, l’évaluation est constante et l’argent public n’est en aucun cas mobi­li­sé n’importe comment.

Enfin, il y a l’enseignement. Là, il faut dis­tin­guer deux situa­tions : les pre­miers cycles (Licence) et le reste (M1, M2, doc­to­rat). En L, il y a sou­vent un pro­gramme, défi­nit par dis­ci­pline, mais qui est spé­ci­fique de l’université : local, donc. On sait à peu près ce qu’il faut ensei­gner, et c’est là qu’on envoie au casse pipe les plus jeunes, face aux amphis bon­dés, les man­da­rins se réser­vant géné­ra­le­ment les cycles les plus faciles (M1 et M2). Je connais mal ces cycles, même si je ne suis pas un man­da­rin, aus­si je passe direc­te­ment à la suite : M1, M2. Si vous êtes maître de confé­rences, ça signi­fie que vous êtes l’un des seuls spé­cia­listes d’un micro-domaine et qu’on vous a recru­té pour ensei­gner ce micro-domaine. Qui donc peut vous éva­luer ? Par défi­ni­tion, per­sonne, et ce n’est pas un pro­blème, car l’université, ce n’est plus le lycée : on forme autre­ment, avec d’autres contraintes et d’autres objec­tifs, un autre type de per­sonnes que les lycées. On n’a donc pas à res­pec­ter un pro­gramme tout fait et pon­du par un minis­tère. On enseigne le savoir vivant d’une recherche récente. Sinon, ça n’a plus aucun sens, et si on veut tout éva­luer, on va tuer le carac­tère vivant de ces savoirs issus de la recherche. C’est bien le sens de ces réformes : tuer la créa­ti­vi­té en se basant sur un modèle bureau­cra­tique et auto­ri­taire de la pen­sée. Bref, je passe. Peut-on éva­luer la péda­go­gie, vieux fan­tasme et vieille récri­mi­na­tion des étu­diants ? Je ne sais pas. Je sais vague­ment ce qu’est la didac­tique (arti­cu­la­tion d’un conte­nu dis­ci­pli­naire avec un public et des objec­tifs), mais la péda­go­gie ? Quand on est le seul spé­cia­liste d’un domaine ? Je ne vois pas…

Enfin, pour conclure, il y a un autre niveau d’évaluation des ensei­gne­ments, qui est lui aus­si conti­nuel, c’est celui des rela­tions avec le minis­tère qui éva­lue nos pro­po­si­tions d’enseignement tous les 4 ans, et les remets en réa­li­té sur le tapis tous les 2 ans (au “mi par­cours”). Le minis­tère est tel­le­ment incom­pé­tent en matière de ges­tion de ces pro­cé­dures, et tel­le­ment ver­sa­tile dans ses stra­té­gies, qu’un étu­diant entrant dans un cycle n’était jamais sur de le ter­mi­ner. La nul­li­té des fonc­tion­naires du minis­tère en matière d’évaluation (eux, d’ailleurs, ne sont jamais éva­lués…) est bien connue, et c’est une folie furieuse de voir le rythme fré­né­tique avec lequel on nous demande de four­nir, chaque année en fait, de nou­velles maquettes de cours pour les éva­luer. Éva­lua­tions tout à fait som­maire, puisque nous n’avons pra­ti­que­ment jamais le moindre retour argu­men­té… . Les réformes se suc­cèdent donc, sans cohé­rence ni logique autre que celle de l’ego maniaque des ministres dési­reux d’y atta­cher leurs noms, et rendent le tra­vail et la réflexion sur le long terme, ain­si que le recueil d’expérience et la réflexi­vi­té, à peu près impos­sible. Dans ces condi­tions, je vois mal com­ment on pour­rait mettre en place un sys­tème d’évaluation des ensei­gne­ments efficace.

Voi­là, j’ai été un peu long, mais j’espère que ça répond cor­rec­te­ment aux inter­ro­ga­tions en matière d’évaluation des cher­cheurs et de contrôle, par la socié­té, de notre tra­vail. Je pré­cise que je n’ai pré­sen­té que la pointe de l’iceberg de l’évaluation : il m’aurait fal­lu écrire un livre entier pour décrire l’ensemble des pro­ces­sus d’évaluation et tenir un dis­cours moins des­crip­tif et moins super­fi­ciel sur ce sujet. Main­te­nant, ce serait bien que tous ceux qui cri­tiquent la recherche acceptent de décrire com­ment ils sont éva­lués dans leur métier. On ver­rait alors que, contrai­re­ment à ce que pré­tend le sens com­mun, il y a peu de métiers aus­si contrô­lés que celui d’enseignant cher­cheur, et cela ferait appa­raître en pleine lumière la gros­siè­re­té des men­songes gou­ver­ne­men­taux à ce sujet.

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